Ces cartes montrent les trajectoires dans Paris de certains des descendants de Marie Aymard qui y ont vécu au XIXe siècle. Leurs adresses sont tirées des traces qu’ils ont laissées de leur vivant dans des pétitions à l’État, et dans les registres d’état civil au niveau de l’arrondissement – de leurs naissances, décès, et mariages, et ceux de leurs enfants. L’échantillon d’adresses où ils habitèrent est aléatoirement limité, par les endroits où ils habitaient quand ils ont laissé une trace dans les registres officiels. Cependant, sans prétendre montrer une image complète des histoires résidentielles de ces individus, les trajectoires restent intéressants à étudier pour les différences et similitudes entre eux.
À part Marie Louise Allemand Lavigerie, qui mena une vie prospère et fonctionne ici comme contre-exemple aux autres (qui, selon leurs propres descriptions, étaient soit pauvres soit démunis), tous les descendants de Marie Aymard présentés ici descendent de Jean-Baptiste Ferrand, le fils de Marie Aymard et le fondateur de la plus grande branche parisienne de la famille. Jean-Baptiste était revenu à Angoulême de Saint-Domingue en 1795 complètement démuni – sa boutique avait brûlé dans l’incendie du Cap Français de 1793 – et lors de son arrivée il fut admis au secours Français en tant que personne inapte au travail : un horloger presque aveugle. Après un court passage dans l’administration départementale de la Charente, il réapparait habitant à Paris en 1805, « sans propriété, » « sans emploi lucratif, » et « vivant dans l’indigence. »
Les descendants de Jean-Baptiste ne s’en sont pas beaucoup mieux sortis que lui – le trajectoire de sa fille Françoise Ferrand commence en 1814, l’année où elle obtient une pension de l’État destinée à ceux qui qui avaient possédé des terres à Saint-Domingue (peut-être par son mari ; son père avait essayé d’obtenir la même pension, mais sans succès). Le maire de son arrondissement avait attesté en 1814 qu’elle était en état de « détresse » et était incapable de travailler. La fille de Françoise, Clara Brébion, née à New York en 1804, et sans doute vivant à Paris avec sa mère à partir d’au moins 1814, laissa aussi une trainée de pétitions de secours tout au long de sa vie, se plaignant de sa vue déclinante, des durs hivers, et de ses problèmes avec son propriétaire. (Infinite History, 176, 210.) Clara semble aussi avoir habité avec sa fille Rosalie Collet, une couturière mariée à un géomètre, pendant plus de dix ans. Ils ont été enregistrés pour la dernière fois à la même adresse en 1877, dans le 7e arrondissement ; quand Clara mourut en 1889, ils vivaient de nouveau séparés, tous deux dans le 18e. Ceci n’est qu’un cas dans lequel les preuves des trajectoires de ces individus, temporellement sporadiques et souvent écrits au registre bureaucratique, posent par leur nature clairsemé des questions importantes et intéressantes auxquelles elles ne peuvent répondre. Dans ce cas-ci, pourquoi est-ce que Clara, âgée de 70 ou 80 ans, aurait déménagé loin de Rosalie, sur qui elle avait sans doute compté pendant les années précédentes de mauvaise santé de de fortune économique diminuante ? Louise Collet, l’autre fille de Clara, était une marchande ambulante, mariée à un charpentier.
Ces cartes essayent d’illustrer les modèles des déplacements de ces personnages dans la ville au cours de leur vie. Jean-Baptiste Ferrand et ses descendants se déplaçaient d’habitude soit à l’intérieur d’un même quartier, soit, à mesure que leur situation économique se détériorait au cours de leur vie, suivaient une trajectoire généralement vers le nord, s’éloignant du centre-ville relativement prospère et se rapprochant des faubourgs plus pauvres du nord. Une hypothèse, qui mériterait d’être étudiée, est qu’ils resteraient à une adresse où ils pouvaient obtenir le crédit de leurs propriétaires, puis déménageraient vers une nouvelle adresse quand le crédit s’épuiserait et qu’ils seraient expulsés.
Parmi les descendants de Françoise Ferrand, Rosalie Collet ressort comme particulièrement mobile, avec 7 ou 8 adresses parisiennes enregistrées au cours de sa vie, entre son mariage avec Raphaël Bossard en 1861 et sa mort en 1890. Ses nombreuses adresses enregistrées sont en partie un testament oblique à son malheur particulier : elle apparait dans les registres d’état civil pour la plupart lors des naissances et décès de ses enfants, dont elle a eu 10 ; un seul a survécu son enfance.
Son chemin – pour la plupart – suit la progression typique, généralement vers le nord. La promenade autour du côté est de Montmartre entre les adresses enregistrées à son mariage et à son décès, séparés de 29 ans, est de 10 minutes ; tous sauf une des adresses sont contenus dans un axe nord-sud entre Pigalle, à la base sud de Montmartre, et la Porte de Clignancourt, juste à son nord.
Mais en 1877, Rosalie Collet, dont la mère vivait avec elle depuis au moins 11 ans, mit au monde un fils, Léon Bossard, dans un appartement du n. 70, rue de Sèvres, au bord sud-est du 7ème arrondissement, de l’autre côté de la ville de Montmartre. Pourquoi la famille Bossard-Collet a-t-elle fait le saut de l’autre côté de la rivière (et puis le même saut en sens inverse), étant donné que la plupart des cousins parisiens de Rosale Collet semblent avoir vécu la plus grande partie de leur vie d’adulte à l’intérieur d’un seul quartier de Paris, et étant donné qu’eux-mêmes, avant et après ce saut, n’ont vécu que sur et autour de Montmartre ? Un indice est la profession de Raphaël Bossard, noté dans l’enregistrement de naissance de son fils : un « mètreur en bâtiment » (une sorte de géomètre). L’année 1877 marqua la dernière année de construction du Bon Marché, à une rue vers le nord (le Bon Marché, et ses effets sur son quartier changeant et sur les vies de ses salariés, sont l’inspiration du roman d’Émile Zola de 1883, Au Bonheur des Dames). Il est possible que la famille déménagea pour que Raphaël puisse travailler sur ce projet, mais cela semble peu probable. Alors que le déménagement est visuellement déroutant affiché sur une carte, et sa proximité avec le Bon Marché et se brièveté frappantes, il semble plus probable qu’un géomètre aurait été engagé tout au début d’un projet de construction et non à la fin.
Mais en tous cas, la famille Bossard-Collet déménagea à une époque où le paysage physique de la ville changeait rapidement. En commençant dans les années 1850, Napoléon III avait entrepris un vaste projet de rénovation urbaine orchestré par le baron Georges Eugène Haussmann, le préfet du département de la Seine, expropriant et détruisant d’énormes pans de la ville, et remplaçant les immeubles démolis avec les immeubles dits « haussmanniens » désormais omniprésents, avec leurs balcons au 2e et 5e étages et leur toits en ardoise penchés à 45 degrés. Haussmann perça un filet de grands boulevards à travers des quartiers surpeuplés (dont un, maintenant appelé le Boulevard Raspail, menait directement à l’intersection où le Bon Marché serait construit), et créa des parcs et places publiques. Le second empire aurait été une période d’ample travail pour un géomètre parisien comme Raphaël, ou pour un charpentier comme le mari de Louise Collet.
Alors que les descendants de Jean-Baptiste Ferrand vivaient principalement dans les interstices entre les grands boulevards nouveaux et émergeants, et déménageaient de manière oblique aux quartiers haussmannisés, n’y entrant que très brièvement dans le cas des Bossard-Collets, Marie Louise Allemand Lavigerie fonctionne comme un contre-exemple au modèle dominant de déplacement vers le nord. Cousine au troisième degré des autres dans ces partes, elle venait d’une des branches les plus riches et plus prospères politiquement et culturellement de la famille de Marie Aymard. Lors de son mariage à Angoulême en 1851, elle déclara sa propriété privée évaluée à 6,000 francs et reçut une dot de 30,000 francs de ses parents. Son oncle, Scipion Allemand Lavigerie (dont l’héritier était son père), s’était enrichi comme fondateur d’une banque provinciale à Le Mans. Dans les années 1850 et 1860, alors que Henri Portet, le mari de Marie Louise, y était partenaire, la banque connut encore plus de succès, profitant d’arbitrages dans les marchés londoniens et d’investissements dans des carrières de marbre françaises, la ligne ferroviaire Galveston-Houston, et le canal de Panama. (Infinite History, 253.)
La partie de la vie de Marie Louise représentée dans cette carte commence plus d’un quart de siècle après ce mariage. La famille quitta Le Mans pour Paris, après une dissolution litigieuse de la banque Portet-Lavigerie, et après que Henri Portet fut accusé au cours d’une procédure légale d’avoir commis des « fautes sérieuses » ayant à avoir avec des « comptes frauduleuses et mensongères. » Ils étaient toujours riches – en plus de leurs adresses parisiennes, ils possédaient une villa dans la station balnéaire d’Arcachon, près de Bordeaux. La trajectoire de Marie Louise, qui diffère graphiquement des autres dans les cartes, différait aussi économiquement. Entre la mort de son mari en 1902 et sa mort en 1909, elle est enregistrée à deux adresses le long d’un axe est-ouest, toutes deux dans le centre-ville prospère et récemment rénové par Haussmann.
Ces cartes sont fluides et éphémères, enregistrées seulement sporadiquement, montrant le mouvement de personnes au cours de leurs vies, les trajectoires qui y sont présentés soumises autant à la santé, au tempérament, et aux fortunes fluctuantes de leurs personnages qu’à l’économie urbaine du second empire. La carte du paysage urbain changeant de Paris au cours de ces années est d’une autre nature – planifiée, officielle, complètement documentée, construite de pierre. Une partie de ce projet est une exploration des connaissances, manquantes dans le deuxième genre de carte, que le premier genre peut apporter. Pendant les années haussmanniennes de changement urbain radical présenté ici, il est particulièrement intéressant de juxtaposer les deux cartes, l’une faite de bâtiments, et l’autre de vies. Certains des descendants parisiens de Marie Aymard, comme les Collets, semblent passer entre les mailles du filet des grands boulevards et des quartiers rénovés de Haussmann. Leur presque-invisibilité dans le nouveau paysage peut toutefois, comme dans les cas des Bossard-Collet, cacher leur implication dans sa construction. Marie Louise Allemand Lavigerie et sa famille étaient au contraire des participants visibles et intentionnés dans les mouvements géographiques et sociaux de Paris du second empire. Marie Louise arriva de la province avec du nouvel argent bancaire pour vivre à deux adresses dans le centre-ville prospère et haussmannisé (proche, en fait, du Boulevard Haussmann) – une trajectoire à grande échelle, socialement ascendant, à la fois géographique et économique, qui suit de près celui que Zola décrivit trois décennies plus tôt dans La Curée. En 1876, Valentine, la fille de Marie Louise, maria Olivier Boittelle, le fils du préfet de police de Paris et un cousin de Georges Eugène Haussmann. Et c’est ainsi que le baron Haussmann fut le témoin du marié au mariage de Valentine et d’Olivier.